En référence aux différentes tribus de l’Afrique, on regroupe les divinités (101 Lwa) du vodou haïtien en 21 nanchon (nations ou tribus) mais le «1» qui termine ces nombres indique qu’il s’agit d’une valeur indéterminée). Avant chaque rituel comme prière, danse ou initiation (kanzo), le Lwa que l’on veut invoquer ou honorer est représenté par un vèvè qui constitue en même temps un espace sacré tracé au sol pour attirer sa présence. D’après Carl Robert, de même que chaque pays a son drapeau chaque Lwa a son vèvè comme emblème.
Comme emblèmes des Lwa, les vèvè occupent une place fondamentale dans les cérémonies religieuses du vodou. Savoir tracer des vèvè est une marque de distinction très appréciée par les vodouisants. Dans l’Artibonite par exemple, c’est celui qui atteint le grade de « serviteur » (fonction qui serait plus élevée que celle du ougan / manbo) qui est habilité à manipuler de la farine pour obtenir des vèvè. Étant des peintures rituelles, ils engendrent l’acte créatif. Leur spécificité c’est qu’ils représentent le principal média par lequel l’imaginaire vodou diversifie et enjolive le champ culturel haïtien en révolutionnant la peinture haïtienne. Depuis les années 1950, ces peintures d’inspiration vodou rayonnent aux États-Unis, dans la Caraïbe et en Europe.
Èzili Dantò tracé au sol © IPIMH 2010
Les vèvè sont des dessins tracés à même le sol pour rendre concret les caractéristiques des Lwa que l’on désire invoquer. Ils se composent d’une combinaison d’éléments figuratifs (sacoche, sabre, serpette, bateau), d’images tirant vers un certain naturalisme avec les feuilles (palmier) et les animaux (serpent, taureau, bélier) et de diverses formes géométriques : carré, rectangle, losange, cercle. Notamment on y retrouve des formes incurvées, des terminaisons en spirales ou à double courbes (cornes de bélier), des cardioïdes, des étoiles et des croix. Les figures résultant de cette combinaison de signes, de symboles et d'images sont aussi des messages que les morts adressent aux vivants et les initiés de leur côté utilisent ce média pour adresser des prières à leurs ancêtres disparus ou divinisés.
Comme une sorte d’art éphémère, ils sont des espaces sacrés fluides et temporaires et généralement tracés avant les danses rituelles. Une fois que les Lwa sont salués, la prière est terminée, tambours frappés et la danse commence et des initiés tombent en transe, les vèvè sont appelés à disparaître sous les pieds des assistants mis en liesse. Presque tous les rituels vodou, privés ou publics demandent le tracer des vèvè, souligne ougan Robert. Les prières, les danses, les cérémonies kanzo ou d’initiation ou même des règlements (rituels) avant la sortie d’un défilé rara les exigent. Au minimum, il faut une kwasiyen (croix signée).
Pour se protéger contre les mauvais sorts, certains vodouisants ont l’habitude de faire une kwasiyen sous le seuil de leur porte à l’aide de la farin ginen (farine de Guinée ou cendre). Cependant, le caractère éphémère des vèvè ne laisse pas certains ougan indifférents. Ougan Robert nous a dit qu’il est parfois triste de voir ses chefs-d'œuvre piétinés. Idéalement, il voudrait que leur durée de vie soit plus longue. Mais circonstance oblige, le péristyle est souvent trop petit par rapport au nombre d’assistants et d’initiés. Il faut faire de la place pour recevoir tout le monde et laisser libre champ à la manifestation des Lwa.
Comme on a déjà souligné, les Divinités vodou sont multiples. Quand une cérémonie est faite pour rendre grâce à plusieurs Divinités, au lieu de tracer un vèvè pour chaque Divinité, le ougan ou la manbo trace un grand vèvè autour du potomitan (pilier central), une sorte de pentacle qu’on appelle Minokan. Disposé et dessiné symétriquement avec le potomitan (trait d’union entre le monde visible et invisible) comme axe, il invoque et incarne simultanément toutes les Divinités du vodou haïtien ainsi que les choses sacrée et profane, le tangible comme l’intangible : procréation, agriculture, santé, sécurité, connaissance, pouvoir, amour, mortalité ; eau, fer, feu ; lumière et ténèbres.
Ce graphique rituel informe sur toute la vision du monde du vodouisant. Elle structure l’espace et le temps ainsi que le rapport existant entre le naturel et le surnaturel. Au cours des cérémonies, ce graphique offre aux participants-visiteurs la contemplation d’une véritable manifestation d'art. Selon Fouché (1976 : 66-67), elle suppose un sens développé de la perspective. Étant des tracés plastiques, ils sont considérés comme de véritables chiffres-nombres ou hiéroglyphes au pouvoir incantatoire, dessinés avec un art consommé par le créateur.
Comment obtenir un vèvè ? - Dépendamment des attributs de la Divinité que l’on veut représenter, ces figures rituelles sont réalisées avec une diversité de substances pulvérisées comme farin frans (farine de blé), farin mayi (farine de maïs), farin ginen, poudre de gingembre ou de café, etc. Avec une grande maîtrise des mouvements, le créateur laisse filer entre l’index et le majeur aidés par le pouce la poudre ou la farine appropriée. En tombant au sol en petite quantité, comme des jets d’encre, cette substance permet aux ougan et aux manbo d’obtenir les lignes de son dessin. Pour être plus rapide, parfois, ils sont plusieurs à le tracer. Pour terminer l’œuvre, ils l’ont délimitent par des kwasiyen et y déposent des bougies, boisons et nourriture avant de la grande prière collective autour du vèvè.
Prière dyò autour d’un minokan © IPIMH 2010
L’apprentissage et la transmission de la pratique du tracer vèvè s’opèrent par des voies à la fois publics et secrets. Lors des cérémonies ouvertes au public, c’est aux yeux de tous que le ougan ou la manbo tient son assiette et tire de la farine pour réaliser les figures désirées. À ces occasions, les futurs prêtres ou prêtresses vodou commencent à intérioriser les mouvements et les manières de procéder. Après avoir jugé digne d’accéder aux secrets des ancêtres en franchissant le sommet de la hiérarchie vodou, l’apprenant est invité à suivre une formation spécialisée qui peut durer entre un à douze mois selon le degré de son aptitude. Au cours de cette initiation, parmi tant d’autres pratiques, on apprend aux aspirants la manière de réaliser un vèvè et surtout ses différentes fonctions. On doit noter aussi que la pratique du vèvè demande une technique de mémorisation extraordinaire. Comme aide à la mémoire, on les donne des notes accompagnées des schémas des principaux vèvè qu’ils consignent dans un cahier. De nos jours, ce n’est pas étonnant de voir un officiant traçant des vèvè en ayant devant lui ceux qui sont reproduits dans l’ouvrage de Louis Maximilien (1945), Le vodou haïtien : Rite Radas-canzo. À cause d’une vingtaine de vèvè et des formules d'invocations consignés dans cet ouvrage, il est sur le point de devenir le livre sacré de certains vodouisants.
A 29 ans, Carl Robert est déjà un « papa » ou un père en langage vodou car en trois occasions, il a déjà engendré 38 filles et fils spirituels, c’est-à-dire, il les a initiés au sommet de la hiérarchie. Pour apprendre à tracer des vèvè à ses postulants, il commence à les montrer comment obtenir un kwasiyen (croix signée) même quand c’est par celui-ci que s’achève un vèvè. Selon notre informateur, on fait des exercices pratiques avec de la farine de maïs au lieu de la cendre ou d’autres poudres car cette substance est plus manipulable pour un apprenti. Le procédé global qu’il emploie avec ses élèves consiste à l’observation, l’imitation suivie de la répétition personnelle. C’est par cette technique qu’il a appris la pratique auprès de son père spirituel qui vit actuellement en France. Selon les membres de sa société vodou, Carl Robert a reçu un « don spécial » pour réussir des vèvè exceptionnels. Le jeune ougan explique aussi cette performance par le fait qu’il était très calé en géométrie quand il était à l’école où il a atteint le niveau de 3e secondaire.
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Tracer vèvè © IPIMH 2010
De manière directe ou indirecte, les vestiges des cultures totémiques, les emblèmes des Dieux comme ceux des rois ont traversé les frontières et le temps pour engendrer en Haïti de nouvelles formes picturales graphiquement organisées en des réunions de beauté et de sens. Ainsi, les motifs des vèvè proviennent de multiples sources. Généralement interprétés comme un héritage sacré précolombien, on retrouve aussi dans ces symboles graphiques la trace des cultures égyptienne (africaine), sumérienne, asiatique et européenne. Aussi, André Malraux (Hurbon 2001: 51, cité par) a-t-il déclaré que « la peinture haïtienne, ancrée sur l’imaginaire des dieux du vodou, a une portée universelle».
En observant les signes et symboles de base (lignes droites, lignes courbes, croix, étoiles, angles, triangles, cercles…) qui constituent les diagrammes rituels du vodou, il est facile de penser à l’influence de la magie médiévale ou aux symboles du christianisme introduits à Saint-Domingue lors de la colonisation. Cependant tous ces signes étaient déjà connus en Afrique où descendaient les chefs religieux du vodou haïtien. Ils étaient soit couramment rencontrés comme des signes ordinaires, soit comme des symboles conçus et manipulés dans des sociétés initiatiques. Les croix, symboles des carrefours par exemple sont très présents dans les vèvè. Ils s’apparentent aux multiples formes de croix qu’on rencontre chez les Bawoyo, les Bakongo, les Baluba, les Kasaï, As’ohendo (Afrique centrale), les Bambara, les Dakara, les Dogon, (Afrique de l’Ouest), etc.
Selon les sages kongo, pour désigner les futures gestionnaires de l’ancien royaume, il fallait tracer au sol à l’aide de l’argile pure (kaolin) une croix kongo [+] qu’on appelle Yowa. Les candidats qualifiés devaient se tenir debout sur cette croix et prêter serment devant les morts et les vivants. On peut noter aussi que cette croix ressemble parfaitement à la croix grecque. Elle peut faire allusion aussi à la crucifixion de Jésus. Cependant, cette croix est un symbole fondamental du cosmogramme kongo connu sur le nom Tendwa Nza kongo. Beaucoup de siècles avant la naissance de Jésus, les Kongo utilisaient ce signe-symbole de croix pour traduire l’équilibre du sens de la vie et de la mort.
Célius, Carlo A. (2007), « Considérations sur l’invention des vèvè » dans Jacques Hainard, Philippe Mathez et Olivier Schinz (dirs.) (2007), Vodou, Infolio/Musée d’ethnographie de Genève (coll. Tabou), Genève, pp. 279-305.
Fouché, Franck (1976), Vodou et théâtre : pour un nouveau théâtre populaire, Montréal, Nouvelle optique.
Hurbon, Laënnec (2001), « Transformations du vodou haïtien dans le contexte de la mondialisation » dans CONJONCTION, 206 : 49 - 56.
Lynch (de), Carol (2008), Le Cahier sacré du vodouisant, Henri Deschamps, Port-au-Prince.
Maximilien, Louis (1945), Le vodou haïtien : rite radas – canzo, Imprimerie Pressmax, Pétion-Ville.
Mbongolo (ma), Masengo (2008), Le vaudou haïtien vu avec les yeux d’un Kongo d’Afrique, Malaki Production, Reggio Emilia (Italie).
M. Faïk-Nzuji, Clémentine (1996), Le dit des signes : répertoire de symboles graphiques dans les cultures et des arts africains, Musée canadien des civilisations, Québec.
La réalisation de l’Inventaire du patrimoine immatériel d'Haïti a été rendue possible grâce à l’appui de nos partenaires.
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