La pêche côtière traditionnelle est une activité très ancienne et très répandue en Haïti. En effet, Haïti est le pays de la Caraïbe avec la plus grande étendue de côtes maritimes (1 535 kilomètres) après Cuba et possède des eaux très poissonneuses. Ce mode de vie marque l’organisation socio-culturelle et l’identité de plusieurs régions du pays. Le quartier du Bord de Mer de Limonade comprend une population spécialisée dans cette activité qui transmet les pratiques traditionnelles de la pêche côtière depuis plusieurs générations. Bien qu’il y a une association de pêcheurs qui reconnait, valorise et transmet cette pratique, celle-ci est actuellement menacée en raison d’une forte diminution des prises de poissons.
Les pêcheurs se sont récemment constitués en association pour mieux gérer et mieux conserver la ressource, connu sous le nom d’Organisation des Marins pour la Protection du Bord de Mer de Limonade, ayant pour sigle OMPBL. Il serait important que les pêcheurs puissent recevoir une formation sur les mesures de protection et de conservation des fonds marins ainsi que sur la commercialisation du poisson frais. Pour préserver la pratique traditionnelle, il faut protéger la ressource. Les pêcheurs pourraient également envisager d’accompagner et de servir de guide à des pêcheurs sportifs, moyennant rémunération, ce qui leur permettrait de diversifier leurs revenus.
Pêcheurs sur un canot partant à la pêche, Bord de Mer de Limonade © IPIMH 2013
La pêche dans le quartier du Bord de Mer de Limonade est un métier traditionnel pratiqué par la plupart des habitants du lieu depuis plusieurs générations. Ce mode de vie est rythmé par une quotidienneté très particulière qui conditionne l’ensemble de la vie de la communauté. Pour profiter des bonnes pêches matinales, les pêcheurs prennent la mer à partir de deux heures du matin et ils reviennent les neufs heures, voire parfois vers midi. Les équipages sont composés de 3 à 7 personnes, dont le propriétaire du bateau. La pêche est encore organisée autour de la structure familiale ; chaque pêcheur possède son bateau et pêche avec des membres de sa famille ou des connaissances proches. Comme les vents dominants sont du nord-est, soit dans le sens contraire de la marche du bateau au départ, les pêcheurs empruntent généralement la rame pour sortir du port et rejoindre les bancs de poissons, mais profitent des vents portants au retour pour naviguer à la voile et pour prendre un peu de repos après une longue nuit de pêche.
Selon le principal informateur Jean-Baptiste Josué, il y a différents types de pêche (au filet, à la canne (palan en créole), au fusil (daviva), etc., et autant d’instruments pour pêcher le poisson : des lignes, des filets, des fusils, des seines, des nasses. Ces différentes manières de pêcher permettent de prendre une assez grande variété de poissons comme le boutou, le mile, le kadena, le balbarin et le sarde.
Une fois arrivés à terre, les pêcheurs vendent à crédit leurs poissons à des marchandes qui sont la plupart du temps leurs femmes. Ramira Marie Boisson, l’une des principales marchandes de poissons de la communauté, raconte qu’autrefois les poissons étaient plus gros et plus nombreux, et que la vente des poissons était plus rentable. L’un des plus anciens pêcheurs du village, Dieulinord Joseph, explique qu’en ce moment la pêche est mauvaise car les poissons se cachent dans des eaux profondes. Il nuance les propos des autres informateurs en précisant qu’autrefois la pêche était meilleure, mais elle n’était pas rentable car le poisson ne se vendait pas cher. De nos jours, les poisons roses sont plus vendables. La diminution des prises et la dégradation des conditions de pêche sont non seulement néfastes pour le commerce, mais pour les marchandes également. Faute de quantités suffisantes de poissons et en raison du trop grand nombre de pêcheurs explique encore Ramira Marie Boisson, les marchandes n’ont pas pu se rendre au marché depuis deux mois ; elles aimeraient que la prospérité de jadis revienne. Âgé de 73 ans, Dieulinord Joseph pratique ce métier depuis 40 ans et en raison des menaces qui planent sur cette activité, il estime qu’aujourd’hui que la pêche a besoin d’une réglementation technique et matérielle qui pourra moderniser et sécuriser cette pratique.
Pêcheurs du Bord de Mer de Limonade © IPIMH 2013
Jean-Baptiste Josué a eu la chance d’apprendre ce métier par le biais de son père, alors que Dieulinord Joseph, lui, l’a appris par le biais d’un ancien pêcheur du village et, à son tour, il l’a transmis à beaucoup de jeunes dans cette région. Cependant, certains d’entre eux sont des autodidactes. L’apprentissage du métier de pêcheur est très facile à apprendre a expliqué Dieulinord ; il se fait par observation et par expérimentation, soit par la pratique elle-même. La transmission est en déclin de nos jours. Pour assurer la survie de cette pratique, les pêcheurs se sont organisés entre eux et ont créé en août 2012 une association qui répond au nom d’OMPBL: Organisation des Marins pour la Protection du Bord de Mer de Limonade. Cette association est donc destinée à donner un nouveau et « vrai sens » à la pêche en changeant le système archaïque qui règne. Aujourd’hui, en raison des difficultés de la pêche, les pratiques traditionnelles sont remises en cause, qualifiées même d’archaïques, et il y a une volonté de renouveler et de « moderniser » les pêches par le biais de l’association nouvellement créée. On retrouve cet esprit de renouvellement chez les femmes des pêcheurs qui, en dépit des humiliations et des insultes qu’elles subissent au marché en ce moment, elles espèrent un avenir meilleur pour cette pratique et sont prêtes à tout mettre en oeuvre pour en assurer sa survie et sa relance.
Maisons des pêcheurs, Bord de Mer de Limonade © IPIMH 2013
Comme il n’existe aucun ouvrage d’histoire consacré à la pêche traditionnelle en Haïti, les informations historiques sur cette activité sont très limitées. Nous savons que la pêche se pratique en Haïti depuis l’époque précolombienne, soit depuis le temps des Tainos. Ces derniers vivaient de l’agriculture et de la pêche. Cette pratique a été perpétué et développée par les colons français et ensuite reprise par les Haïtiens. Le Bord de Mer de Limonade ainsi que d’autres zones côtières du pays valorisent cette tradition laissée en héritage par leurs prédécesseurs.
La pêche contemporaine est mieux connue grâce à une série d’études menées dans les années 1980 qui sont citées en bibliographie. L'estimation des captures annuelles pendant la décennie 1980 était de cinq mille tonnes (5 000). Le potentiel des zones plus profondes, réputé important, demeure encore inconnu. Il s’avère évident que le plus haut potentiel en poids, représenté par les espèces migratrices (thonidés, maquereaux, carangidés), est rencontré entre la surface et le fond. Cependant, ces espèces sont peu ou pas exploitées. La consommation de produits marins est très faible en Haïti. Selon certaines indications, elle se situerait aux environs de 2 kgs/ha/an, ce qui, avec la consommation des autres viandes (porcs, cabris, boeufs) estimées à 13 kgs/ha/an, équivaudrait à un montant total de quinze kilos par habitants par an (15 kgs). Selon les estimations les plus fiables, le nombre de personnes s'adonnant à l'activité de la pêche devrait se situer autour de dix sept mille (17 000).
D'une manière générale, la pêche en Haïti est artisanale et limitée à la zone côtière. Les moyens utilisés dans ce secteur sont assez rudimentaires. Les embarcations traditionnelles présentent essentiellement trois types : 1) le bois-rond ou bois-fouillé sorte de pirogue monoxyle monté par un seul pêcheur, parfois par deux, permettant des déplacements assez prolongés le long de la côte ; 2) le coralin, embarcation à fond plat de trois à cinq mètres de long et ; 3) le canot, mesurant aussi trois à cinq mètres de long, fabriqué avec des membrures et une quille, monté de trois, quatre, jusqu’à cinq personnes dont le patron, et marchant indifféremment à la voile ou à la rame. C’est ce type d’embarcation qui est utilisé par les pêcheurs du Bord de Mer de Limonade.
Les opérations de pêche ne durent pas plus d'une demi-journée, les pêcheurs profitant de la brise de terre pour sortir le matin et rentrant l'après-midi avec la brise de mer. Une fois pêché, le produit est confié ou vendu dès l'arrivée à terre à une femme, la “madan sara”, responsable de l’éviscération et du nettoyage du poisson avant sa commercialisation sur les marchés publics. Le plus souvent, vu le manque de moyens de conservation par le froid, une bonne partie des produits est salée, puis séchée, en vue de supporter les longs trajets à effectuer jusqu’aux marchés intérieurs du pays. En Haïti, les habitudes alimentaires préconisent la consommation de la chair fraîche du lambi, d’ailleurs très peu exportée. Par contre, la langouste, communément appelée homard en Haïti, plus particulièrement le Panulirus argus, est très exploitée pour l’exportation quoique faisant aussi l’objet de restrictions.
Selon Pierre-Guy Lafontant, la surexploitation de certaines espèces les menace d’extinction malgré l’existence de lois haïtiennes destinées à les protéger. En effet, le décret du 20 novembre 1978 réglementant l'Exercice du Droit de Pêche en Haïti est le principal instrument légal pour la protection des différentes espèces marines. Dans son article 97 alinéas b, c, d, ce décret interdit de façon formelle la pêche des tortues et des carets entre les mois de mai à octobre. Il défend également le ramassage des oeufs de toutes les espèces de tortues marines ainsi que la capture de ces dernières sur les plages durant toute l'année. Certaines espèces de coquillages sont placées sous protection par la législation, notamment le Nerita poloronta (dent saignante), le Linova pica (brigo noir) et deux espèces de casses : les Cassis tuberosis et madagacariensis. Des pinnipèdes comme le lamantin (Trichetus manatus) sont considérées comme des espèces en voie de disparition en Haïti. Le marsouin fait partie également de cette dernière catégorie.
http://www.rfi.fr article publie le 07 novembre 2011, consulte le 29 mai 2013
http://www.agriculture.gouv.ht article publié en octobre 2012, consulté le 29 mai 2013
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Sources orales:
Noms des enquêteurs: Jean-Baptiste Gamard, Fritz-Gerald Louis, Laurier Turgeon
Date de l’entrevue : le 27 mai 2013
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